C'est avec joie que j'ai répondu
à l'invitation d'évoquer les liens qui ont uni ma mère,
Françoise Dolto, à l'Hôpital Armand Trousseau. En
effet il s'agit d'une histoire singulière, étonnante
et belle à plus d'un titre. Elle a duré 38 ans (de 1940
à 1978) dans la clandestinité administrative la plus totale,
en toute illégalité. Pendant toutes ces années
Françoise Dolto a consulté tous les mardis à l'Hôpital
Trousseau, avec une surveillante, sans qu'elle fasse jamais officiellement
partie du personnel de l'hôpital, sans quelle reçoive aucun
payement ni dédommagement. Ma mère a profondément
aimé l'hôpital Trousseau et le travail qu'on lui a permis
d'y accomplir. C'est un lieu très important de sa vie professionnelle,
elle y a fait des découvertes essentielles.
Pour nous, ses enfants, " trousseau " était un mot
sonore, aux multiples résonances. Il a accompagné toute
notre enfance. C'était un lieu où elle partait en courant
et dont elle revenait en courant, elle qui le reste du temps recevait
à la maison. Ce mot mystérieux résonnait souvent
dans les conversations avec ses collègues, ses amis, son mari.
Nous étions toujours admis à tourner autour des adultes
réunis, nous écoutions évoquer " Trousseau
" avec intérêt, curieux de ce qui pouvait se passer
dans un endroit si attractif pour notre mère. Plus tard j'ai
eu le privilège d'assister en tant que jeune professionnelle
à cette consultation publique pendant un an, c'est alors seulement
que tout l'imaginaire accumulé depuis l'enfance sur ce lieu s'est
incarné dans une réalité tangible et passionnante.
C'est à l'hôpital Trousseau que Françoise Dolto
a inventé un mode de transmission de la psychanalyse unique en
son genre. Émerveillée par ce qu'elle découvrait
des effets de l'inconscient, elle a souhaité que d'autres puissent
partager ces découvertes. Ainsi, elle a constitué un public
d'analystes qui suivaient les cures sur une durée d'un an. Ils
y participaient par leur présence et parfois plus, quand les
enfants ou Françoise Dolto elle même les sollicitaient
ou les interpellaient. Ils étaient comme un chur formant
en groupe un tiers dans la relation entre la thérapeute et son
ou ses patients. Cela n'a rien à voir avec les présentations
de malades ni avec les consultations devant un groupe, c'était
un travail avec le groupe. Mais cela n'était pas non pus de la
thérapie de groupe. La participation du groupe des psychanalystes
auxquels Françoise Dolto confiait parfois son désarroi
face à un patient, ou bien demandait un avis, était discrète
mais essentielle. Les assistants prenaient des notes à tour de
rôle et nombreux sont ceux qui témoignent de la formation
unique qu'ils ont ainsi reçue. Cette manière de transmettre
la psychanalyse sans " l'enseigner " à proprement parler
a permis à de nombreux enfants et à leur famille de trouver
une opportunité thérapique extraordinaire. Ce fût
le creuset de découvertes cliniques qui ont marqué l'histoire
de la psychanalyse, dont l'Hôpital Trousseau devint ainsi un des
hauts lieux, tout en restant fidèle à sa vocation de soin
des enfants.
Françoise Dolto était si attachée à ce mode
de travail dans lequel les uns et les autres s'enrichissaient mutuellement,
qu'a la fin de sa vie, elle l'a repris dans une consultation qu'elle
a organisée elle même dans un local qui lui appartenait,
rue Cujas, où elle recevait les enfants de la pouponnière
d'Antony. Elle maintint ces matinées jusqu'à la fin de
sa vie, s'y rendant avec ses bouteilles d'oxygène portables et
ses lunettes nasales. C'était pour moi une source d'inquiétude
hebdomadaire, allait-elle tenir la matinée ? À l'époque
je me rendais ces matins-là à L'hôpital des Enfants
Malades et j'en sortais pour me précipiter en fin de matinée
sur la cabine téléphonique. Je la trouvais toujours dans
le même état : épuisée mais ravie et passionnée
par le travail accompli.
Plus tard le docteur Caroline Eliacheff, qui avait assisté à
ces consultations en a repris le principe. Elle répondait ainsi
au désir de Françoise Dolto, qui quelques jours avant
sa mort, demandait qu'on ne renonce pas à s'occuper des tout
petits, en particulier ceux qui sont confiés à l'A.S.E.
L'invention de ce mode de transmission unique ne fut pas la seule innovation
issue de la fructueuse, bien qu'illégitime, collaboration entre
Françoise Dolto et l'hôpital Trousseau. C'est là
qu'elle a commencé à recevoir des enfants très
jeunes, âgés de quelques mois à peine, ce que les
psychanalystes n'envisageaient pas à l'époque. Plus tard
elle a commencé à recevoir des enfants de L'.AS.E, développant
avec l'équipe de la pouponnière d'Antony une manière
totalement novatrice de les soutenir, de les préparer et de les
accompagner lors des adoptions. C'est pour ces enfants, qu'on lui amenait
sans qu'ils puissent manifester leur désir propre d'être
là, qu'elle a inventé le payement symbolique qui a fait
couler beaucoup d'encre et n'a pas toujours été compris
pour ce qu'il était. Il s'agissait pour son jeune patient de
lui montrer, en lui apportant un caillou, qu'il était engagé
comme sujet dans la cure. Il lui signifiait ainsi s'il désirait
ou non sa séance et pouvait l'exprimer sans que les adultes tutélaires
aient à s'en mêler. Ainsi dans la réalité
la plus concrète il était appelé à se manifester
comme sujet de son histoire, au travail avec son thérapeute.
Ce payement symbolique, d'un maniement très subtil, était
révolutionnaire pour l'époque et il l'est toujours, d'une
certaine manière. Il est intéressant de noter que c'est
justement dans un lieu où son travail n'a jamais été
honoré, sans que cela lui pose le moindre problème, qu'elle
a eu cette idée si originale. Sans doute savait elle bien comment
elle était elle même tout entière engagée
dans ce travail, où ce qu'elle recevait et échangeait
la payait largement de ses efforts. C'est encore " pour Trousseau
" qu'elle fit fabriquer un outil thérapique de son invention
: un tunnel de tissu sombre, annelé, que l'enfant traversait
de bout en bout en rampant. Salvador Dali, fasciné par cet objet
dont il avait entendu parler par un ami commun tenta un jour de s'y
glisser
en vain. J'ai eu la surprise, bien plus tard, de découvrir
que ce type d'objet était maintenant dans le commerce.
Ainsi, Françoise Dolto, réfractaire aux institutions,
la rebelle qui avait fâché son maître Pichon en refusant
de se présenter à l'internat des hôpitaux psychiatriques
" parce qu'elle ne voulait pas travailler à l'hôpital
" a quand même réussi à collaborer de manière
heureuse et efficace avec l'assistance publique ! Elle l'a fait à
sa manière atypique, originale, à la marge, sans être
pour autant marginale. C'est l'histoire exemplaire d'une symbiose réussie
entre une institution présumée rigide qui sut se monter
souple et une originale indomptable qui sut se monter docile. C'est
aussi une étonnante histoire humaine. Elle na été
possible que grâce à l'audace, au respect de la parole
donnée, à la tolérance et à l'intérêt
pour le nouveau (pourvu qu'il soit véritablement au service des
patients) de quelques-uns des grands patrons qui ont fait l'histoire
de cet hôpital pas comme les autres. Je suis heureuse de pouvoir
ici leur rendre hommage.
Il y eut d'abord le professeur Pichon. A Bretonneau, il avait fait
à Françoise Dolto( à l'époque Françoise
Marette) une petite place à la consultation de la porte pour
qu'elle accueille les enfants qui venaient pour des troubles fonctionnels
ou des difficultés variées, dont les pédiatres
savaient qu'elles n'avaient pas de substrat organique. Elle y avait
écrit sa thèse " Le complexe de Castration, Psychanalyse
et pédiatrie. " Elle y était depuis deux ans quand
monsieur Pichon mourut d'une crise cardiaque en 1940. À sa grande
surprise Françoise Dolto fut alors appelée à Trousseau
par le professeur Cathala. Pichon se sachant cardiaque avait passé
un accord avec lui pour qu'il reprenne ses internes en cas de malheur.
Mais elle n'était pas interne, elle était là seulement
parce qu'un patron l'avait souhaité et imposé. Le professeur
Cathala lui dit " Vous étiez psychanalyste chez Pichon,
il vous faut un petit confessionnal ", elle eut un déshabilloir.
Puis le professeur Lainé a repris le service, il s'intéressait
à la psychanalyse, elle resta là. En 1941 le docteur Rouard
qui était responsable de la consultation de Neuro-psychiatrie
lui a demandé de venir l'aider. Elle se partagea alors une semaine
sur deux entre la consultation de la porte, où elle recevait
dans un vestiaire et la consultation de Neuro-psychiatrie où
elle disposait du cagibi dans lequel les infirmiers venaient régulièrement
entreposer le linge sale pendant sa consultation. Tout se passait très
bien, personne n'y trouvait à redire ni elle, ni les patients,
ni les infirmiers.
Il semblerait qu'a l'époque, on savait mieux que maintenant l'art
du " faire avec ". En temps de guerre on va à l'essentiel.
En 1944 elle eut une vraie pièce pour elle toute seule puis,
plus tard, grâce au professeur Laplane, un petit étage
lui fut attribué. Entre lui et Françoise Dolto il y eut
une estime mutuelle et profonde. Plus tard le Professeur Lasfargues
reprit le service et maintint la longue tradition qui voulait que l'hôpital
Trousseau accueille, contre vents et marrées cette étrange
passagère clandestine, devenue célèbre, et son
cortège d'enfants et de collègues.
Mais cette aventure compte un autre personnage essentiel, Madame Arlette,
la surveillante qui assista Françoise Dolto pendant de longues
années. Leur amitié, leur respect mutuel firent de cette
collaboration une synergie créative peu commune. La manière
dont madame Arlette accueillait les enfants et leurs parents, la façon
dont elle en rendait compte au groupe des psychanalystes était
déterminante pour la qualité du travail.
Ensemble ils formaient une équipe. Il y eut entre madame Arlette
et Françoise Dolto une de ces alchimies humaines qui créent
les conditions d'un travail hors du commun. Au point que c'est le départ
à la retraite de madame Arlette qui poussa Françoise Dolto
à quitter l'Hôpital Trousseau, la mort dans l'âme,
à 70 ans. Elle n'avait pas l'envie de rester dans ces lieux avec
une autre surveillante que madame Arlette. Le risque de tomber sur quelqu'un
qui n'aurait pas travaillé avec le même esprit d'équipe
et la même compréhension fine et subtile de ce qu'elle
faisait lui parut au-dessus de ses forces. Leur pot d'adieu conjoint
fût un moment très émouvant. Gerard Guillerault
et Eddy Fride qui avait longtemps assisté à la consultation
la maintinrent un certain temps.
Aujourd'hui une telle aventure ne serait sans doute plus possible, les
rigueurs de l'organisation, l'optimisation des moyens et des résultats,
la multiplicité des contrôles ne permettraient sans doute
pas qu'on prenne tant de libertés avec le règlement et
l'administration. C'est pourtant réjouissant de contempler cet
épisode étrange de la vie de l'Hôpital Trousseau.
Françoise Dolto qui n'avait pas le droit d'y travailler y a accompli
pendant près de 40 ans un travail original et fondateur, essentiel
pour sa théorisation. Elle ne voulait pas travailler à
l'hôpital, mais elle y a vécu, je le pense vraiment, les
plus beaux moments de sa vie professionnelle et maintenant une salle
y porte son nom. Cela ne fut possible que grâce à quelque
uns, médecins et cadres administratifs, qui osèrent soutenir
que le travail accompli était plus important que les règlements
et que la parole donnée, pourvu qu'elle serve une cause juste
devait subvertir les règlements administratifs. Qu'ils soient
ici remerciés pour leur audace tranquille. Je sais qu'elle aurait
été très fière et heureuse de figurer dans
cet ouvrage.
Dr Catherine Dolto, Présidente de l'Association Archives
et Documentations Françoise Dolto
.
Pour en savoir plus on peut consulter les Lettres de l'Ecole, Bulletin
intérieur de l'Ecole Freudienne de Paris, n°25, volume 2 :
"La Transmission 2 " juin 1979